2.
Venu de sa lointaine Nubie, Sobek était entré dans la police à l’âge de dix-sept ans. Grand, athlétique, excellent manieur de gourdin, le Noir à la belle prestance avait été bien noté par ses supérieurs. Un stage dans la police du désert lui avait permis de mettre en évidence ses qualités, puisqu’il n’avait pas arrêté moins de vingt bédouins pilleurs, dont trois particulièrement dangereux, spécialisés dans l’attaque des caravanes.
La promotion de Sobek avait été rapide : à vingt-trois ans, il venait d’être nommé chef des forces de sécurité chargées d’assurer la protection de la Place de Vérité. En fait, le poste n’était guère convoité, en raison des responsabilités pesant sur son titulaire qui n’avait pas droit à l’erreur. Nul profane ne devait pénétrer dans la Vallée des Rois, nul curieux troubler la sérénité du village des artisans : à Sobek d’éviter tout incident, sous peine d’être immédiatement sanctionné par le vizir.
Le Nubien occupait un petit bureau dans l’un des fortins qui interdisaient l’accès à la Place de Vérité. Bien qu’il sût lire et écrire, il n’avait aucun goût pour la paperasse et le classement des rapports qu’il abandonnait à ses subordonnés. Une table basse et trois tabourets formaient l’essentiel du mobilier fourni par l’administration, laquelle garantissait le blanchiment du local et son entretien.
Sobek passait le plus clair de son temps sur le terrain, à parcourir les collines dominant les sites interdits, même aux heures où le soleil frappait fort. Il connaissait chaque sentier, chaque crête, chaque pente, et ne cessait de les explorer. Quiconque était surpris en situation irrégulière était arrêté et interrogé sans ménagement, puis transféré sur la rive ouest où le tribunal du vizir prononçait une condamnation sévère.
À partir de sept heures, le Nubien recevait les guetteurs en poste pendant la nuit. À la question : « Rien à signaler ? », ils répondaient « Rien, chef », et allaient se coucher. Mais, ce matin-là, le premier guetteur ne dissimulait pas son embarras.
— Il y a un ennui, chef.
— Explique-toi.
— Un de nos hommes est mort, cette nuit.
— Une agression ? s’inquiéta Sobek.
— Sûrement pas... Sinon, on aurait repéré le coupable. Vous voulez voir le cadavre ?
Sobek sortit du bureau pour examiner la dépouille du malheureux.
— Crâne défoncé, blessure à la tempe, constata-t-il.
— Après une chute pareille, rien d’étonnant, estima le guetteur. C’était sa première nuit de garde, et il connaissait mal le coin. Il a glissé sur la caillasse et dévalé la pente. Ce n’est pas la première fois que ça arrive et ce ne sera pas la dernière.
Sobek interrogea les autres guetteurs : aucun n’avait remarqué la présence d’un intrus. À l’évidence, il s’agissait d’un horrible accident.
— Que fais-tu ici, Ardent ? Tu devrais être au pâturage !
— C’est terminé, père.
— Que veux-tu dire ?
— Je ne serai pas ton successeur.
Assis sur une natte, le fermier posa devant lui les fibres de papyrus avec lesquelles il fabriquait une corde. Incrédule, il leva les yeux vers son fils.
— Es-tu devenu fou ?
— Être paysan m’ennuie.
— Tu l’as déjà dit cent fois... On ne peut pas passer son temps à s’amuser ! Moi, je n’ai pas eu des idées bizarres comme toi et je me suis contenté de travailler dur pour nourrir ma famille. J’ai rendu ta mère heureuse, j’ai élevé quatre enfants, tes trois sœurs et toi, et je suis devenu propriétaire de cette ferme et d’un grand terrain... N’est-ce pas une belle réussite ? À ma mort, tu ne seras pas dans le besoin et tu me remercieras le reste de ta vie. Sais-tu que l’année est excellente et le ciel favorable ? La récolte sera abondante, mais nous ne paierons pas beaucoup d’impôts, puisque le fisc m’a accordé des facilités. Tu n’as tout de même pas l’intention de détruire tout cela ?
— Je veux bâtir ma vie.
— Oublie les grandes phrases. Crois-tu que les vaches s’en nourrissent ?
— Elles brouteront sans moi, et tu n’auras aucune peine à me trouver un remplaçant.
L’angoisse fit vaciller la voix du fermier.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Ardent ?
— Je veux dessiner et peindre.
— Mais tu es un paysan, fils de paysan ! Pourquoi chercher l’impossible ?
— Parce que c’est mon destin.
— Prends garde, mon fils : un mauvais feu brûle en toi. Si tu ne l’éteins pas, il te consumera.
Ardent eut un triste sourire.
— Tu te trompes, père.
Le fermier saisit un oignon qu’il croqua.
— Que désires-tu vraiment ?
— Entrer dans la confrérie de la Place de Vérité.
— Tu es devenu fou, Ardent !
— M’en crois-tu incapable ?
— Incapable, incapable, je n’en sais rien, moi ! Mais c’est tout de même de la folie... Et tu n’as aucune idée de l’existence épouvantable de ces artisans ! Ils sont soumis au secret, privés de liberté, obligés d’obéir à des supérieurs impitoyables... Les tailleurs de pierre ont les bras brisés par la fatigue, les cuisses et le dos douloureux, ils meurent d’épuisement ! Et que dire des sculpteurs ? Manier le ciseau est bien plus éreintant que de piocher le sol avec la houe. La nuit, ils travaillent encore à la lueur des lampes et ils n’ont jamais de journée de repos !
— Tu parais bien renseigné sur la Place de Vérité.
— C’est ce qu’on en dit... pourquoi ne pas le croire ?
— Parce que la rumeur est toujours mensongère.
— Ce n’est pas à mon fils de me donner une leçon de morale Écoute mes conseils, et tu t’en porteras bien. Avec ton caractère impossible, comment te plierais-tu à un règlement ? Dès la première seconde, tu te révolterais ! Sois paysan, comme moi, comme tes ancêtres, et tu finiras par être heureux. Avec l’âge, tu t’apaiseras et tu riras de ta révolte d’adolescent.
— Tu ne peux me comprendre, père. Inutile de poursuivre cette conversation.
Le fermier jeta au loin son oignon.
— Maintenant, ça suffit. Tu es mon fils, tu me dois obéissance.
— Adieu.
Ardent tourna le dos à son père qui s’empara d’un manche d’outil en bois et le frappa entre les épaules.
Le jeune homme se retourna lentement.
Ce que le fermier vit dans les yeux du jeune colosse le terrorisa, et il recula jusqu’au mur.
Une petite femme ridée jaillit de la resserre où elle s’était cachée et s’agrippa au bras droit de son fils.
— N’agresse pas ton père, je t’en supplie Ardent l’embrassa sur le front.
— Toi non plus, mère, tu ne me comprends pas, mais je ne t’en veux pas. Rassure-toi, je m’en vais et je ne reviendrai pas.
— Si tu sors de cette maison, le prévint son père, je te déshérite !
— C’est ton droit.
— Tu finiras dans la misère.
— Que m’importe !
Quand il franchit le seuil de la demeure familiale, Ardent sut qu’il n’y reviendrait jamais.
En s’engageant dans le chemin qui longeait un champ de blé, le jeune homme respira à fond. Un monde nouveau s’ouvrait devant lui.